Silhouette gracile en bleu turquoise et camaïeu de soie, visage au naturel rehaussé par un juste tracé d’eye-liner, la cheffe de cuisine du restaurant dionysien Le Carré, reçoit en pause méridienne à l’ombre paisible d’une tonnelle convoitée par l’espiègle lumineux d’un soleil d’hiver. L’approche se dessine en discrète réserve doublée vraisemblablement par une détermination déjà perceptible
A la diagonale des fous pourrait s’opposer le parcours de cette jeune cheffe de cuisine née à Strasbourg un temps posée en Occitanie, au pays basque, dans la ville d’Antibes, en Corse, dans les Alpes et sur l’île Maurice avant de s’ancrer pour un temps certain au cœur de la cité dionysienne. Plus qu’un trail consacré aux initiations culinaires cette audacieuse trajectoire sait illustrer toute la maturité, la persévérance et la résilience de cette artiste en gastronomie. De sa tendre enfance remonte doucereusement l’image édulcorée de ces repas familiaux, ces dimanches animés autour d’une belle table dressée pour accueillir une cuisine traditionnelle dont l’intemporelle choucroute alsacienne n’a plus à faire preuve. La grand-mère, l’oncle, la marraine se succèdent aux fourneaux éveillant aux saveurs authentiques les palais réunis en plaisirs des sens. Dans une retenue contemplative, Anaïs savoure la convivialité ambiante se régalant d’échappées solitaires dans le potager enchanteur de son grand-père. La mosaïque de légumes observés et la magie des senteurs aromatiques, thym, persil, coriandre…révèlent déjà toute la fascination de la fillette pour ces métamorphoses délicieuses de la nature.
Des aromates en guise d’exhausteurs de goûts
La scolarité allonge ses années d’indolences éloignant indiciblement l’étudiante de ses appétences créatives. Talents en dérive, l’artiste en devenir quitte le modèle classique pour se tester à la rugosité du monde professionnel. De contrats en saisons, de la photo à la vente en passant par les animaux, Anaïs s’enrichit d’expériences affirmant ses choix et prenant assurance. Le CAP Cuisine devient l’évidence d’une préférence profondément ancrée. La jeune adulte emboite le pas de ses parents venus s’installer dans la région montpellieraine. Un premier contrat d’apprentissage avorté ne suffit pas à décourager l’opiniâtreté de cette talentueuse obstinée. Une expérience au St Georges de Palavas et la voici, intrépide rebelle, propulsée à Biarritz pour y défier l’inconnu. Pionnière dans l’âme et merveilleusement portée par la confiance familiale, Anaïs s’inscrit en option « traiteur de luxe » à Bayonne pour se tester à de nouvelles expériences exercées au sein de l’illustre « Café de Paris ». Elle apprend toute la singularité de l’évènementiel, les verrines, les pièces salées, sucrées…découvre la pression et les contraintes liées au métier, mesure la réalité souvent édulcorée de la cuisine dans cette dichotomie véhiculée par la médiatisation récente de la profession, elle apprécie surtout cette ambiance de partages et d’échanges au sein d’une structure à taille humaine. Plus que l’expression d’un art, la cuisine se veut aussi de savoir séduire le palais de l’épicurien sommeillant en chaque visiteur. A l’opportunité d’une embauche dans le célèbre établissement bayonnais, Anaïs va préférer challenger le concours du meilleur apprenti d’aquitaine en charcuterie traiteur prolongeant donc son cursus dans cette spécialité. A 20 ans, la surprenante obstinée poursuit ce grand écart entre son école et la pratique allant puiser toute l’énergie nécessaire au cumul de ces deux existences pour compenser une charge autant mentale que physique.
Un mal pour un bien
0,2 points vont éloigner la championne d’une première place, plus que la démonstration de coups bas assénés par quelques concurrents peu scrupuleux, le concours va signer tout le précieux d’une solidarité de ses condisciples scolaires spontanément présents pour l’accompagner et la conseiller dans la décoration, la logistique ou tout simplement le soutien moral. Un deuxième rang sur le podium la préserve de Paris pour lui offrir l’insolite d’un parcours plus exceptionnel. Confortée par un premier prix de l’artisanat tout spécialement décerné par son école la tout juste diplômée se décide à la vie active intégrant en qualité de second le « Bouchon Biarrot », restaurant du chef Nicolas Legrand. La confiance humaine et juste de son mentor vont contribuer à l’envol de l’artiste naissante. Nourrie par les suggestions de ses clients et portée par la bienveillance de ses pairs, Anaïs improvise de nouvelles associations s’inspirant pour grande part du suave de son enfance. Elle ose le mélange « terre-mer » d’un accord bœuf et truite, ose le fruit dans un tartare de magret pour casser le monotone classique du traditionnel terroir.
Luxe d’une carte blanche
Comme pour mieux dévorer un futur indécis, en quête gourmande d’un renouveau culinaire, la cheffe en devenir entame alors un parcours de saisonnier alternant le luxe de la côte méditerranéenne au plus discret de la haute montagne. Un temps chef de partie à Antibes, plus tard aux manettes de la cuisine du « Vigna Posa » en Corse ou dans la gestion d’une carte à Pra-Loup, la jeune femme se nourrit d’expériences toutes plus épanouissantes les unes que les autres. Sa palette aux saveurs multiples lui ouvre de nouvelles voies la hissant enfin à Propriano au rang sacré graal du titre « cheffe de cuisine ». Sa rencontre avec Theo vient révéler tous les possibles d’une complicité étayée par cette complémentarité trop rare. Porté par la force indéfectible de leur duo, le couple tente l’exotisme d’un exil Mauricien accrochant à ce nouveau challenge tout le potentiel de produits insolites. La complexité de règles administratives écourte leur séjour les projetant sur l’île sœur. Hasards de rencontres et audaces conscientes auront raison de la persévérance partagée. En juin 2022, l’équipe gagnante investit la direction du Carré, restaurant gastronomique de Saint Denis. La prise de poste se fait en 3 jours, une nouvelle carte se dessine rapidement proposant menus d’exceptions en 5 temps ou plus en partie, la sélection de plats créés en hommage à ce passé cher au cœur de la jeune fille : un dessert « souvenir » en pensée de cette tartelette au citron suavement savourée avec son papa lors de promenades dominicales, un plat de poulpe aux huiles essentielles rappelant la tendre image de son grand-père ou la touche « café » adorée par sa maman. Première admiratrice du chef Grant Achatz à Chicago, Anaïs rêverait presque, -comme cette référence mondiale-, de théâtraliser ses assiettes, d’introduire en cuisine une matière naturopathe, de sublimer essences et produits péi comme de préserver vitamine et minéral. Aujourd’hui le temps est aux projets différenciants : des brunchs en modules suspendus à la tonnelle du patio, l’harmonie d’une alliance gustative et musicale, un esprit lounge dans une cuisine rythmée en qualité et quantité…à prendre pour encore apprendre. Tout en discrétion, Anaïs se pose… La Rondeur est au Carré ce que sa cuisine est aux sens : une science intuitive
Texte : Nadine Gracy
Photos Pierre Marchal